On l’attendait, l’explication pour les nuls du livre de Thomas Piketty. C’est LE MAGAZINE*** du 13 juin qui le dévoile avec 4 tableaux d’économie pratique (le 3éme et le 4éme en visuel ci-dessous). L’intérêt massif suscité par « l’économiste dont on parle aujourd’hui le plus sur la planète », ainsi désigné par le magazine Time, est devenu un objet de gloses admiratives ou ironiques. La publication, au mois de mars 2014, de Capital in The Twenty-First Century, édition en langue anglaise de l’ouvrage de l’économiste français Thomas Piketty Le Capital au XXIème siècle, a engendré dans le monde anglo-saxon un véritable raz-de-marée de réactions. Paul Krugman, Robert Solow, Robert Skidelsky, Martin Wolf, Will Hutton et de nombreux autres économistes, chroniqueurs et éditorialistes se sont exprimés au sujet de ce livre, dont ils ont présenté et discuté le contenu, la méthode et les thèses, souvent de manière détaillée. Ces recensions ont été commentées. Des portraits de Piketty ont été publiés dans The New Yorker et The Chronicle of Higher Education. Une conférence qu’il a donnée à New York accompagné de deux de ses plus fervents partisans, Paul Krugman. Domoclick.com reprend ici l’article de Michel André** pour le mensuel Books

Dans l’ensemble, les critiques dont le travail de Thomas Piketty a fait l’objet portent sur tous les aspects de Capital in the Twenty-First Century. On a ainsi contesté le bien-fondé de l’utilisation des données fiscales, au motif qu’elles peuvent être trompeuses et ne sont pas également fiables dans tous les pays, et rappelé qu’à côté des résultats des enquêtes auprès des ménages auxquelles il est souvent fait recours dans ce domaine, justement critiquées par Piketty en raison de l’image biaisée qu’elles peuvent donner des inégalités, d’autres types de données peuvent être mobilisées ; les données salariales, par exemple, que James K. Galbraith, dans un article de la revue Dissent, rappelle avoir lui-même exploitées.

Capital, patrimoine et richesse

Plus fondamentalement, l’acception très large dans laquelle Piketty emploie le mot « capital » et la singularité du concept de capital sur lequel ses analyses reposent ont été mis en cause. Dans Capital in The Twenty-First Century, « capital » n’est pas employé dans le sens politique qu’il a chez Marx, où ce concept est inséparable de l’idée d’une plus-value réalisée au détriment des travailleurs. Mais il n’a pas non plus la signification fonctionnelle qu’il a traditionnellement en économie, plus particulièrement dans l’économie néo-classique, où, sous la forme du capital foncier ou du capital technique, il désigne le second facteur de production à côté du travail. Dans le livre de Thomas Piketty, « capital » et « patrimoine » sont employés comme synonymes. C’est donc dans un sens qu’on pourrait qualifier de « comptable » que le mot est employé. De fait, Piketty définit le capital comme « la somme des actifs non financiers (logement, terrains, fonds de commerce, bâtiments, machines, équipements, brevets et autres actifs professionnels […]), et des actifs financiers (compte bancaires, plans d’épargne, obligations, actions et autres parts de société, placements financiers de toute nature, contrats d’assurance vie, fonds de pension, etc), diminués des passifs financiers (c’est-à-dire de toutes les dettes) ».

Cette définition, qui exclut le « capital humain », un concept que Piketty considère à juste titre dépourvu de signification dans des sociétés qui ne pratiquent plus l’esclavage, n’est pas sans soulever certaines difficultés. Plusieurs économistes ont fait valoir que se trouvaient ainsi mélangés des éléments constituant des facteurs de production et d’autres (typiquement le logement propre) qui ne sont pas utilisés pour produire du profit. Et James K. Galbraith a dénoncé la fragilité d’analyses reposant ultimement, non sur la mesure physique du capital, mais sur la valeur de marché de ses constituants, qui est, on le sait, fluctuante : « Le livre de Thomas Piketty […] ne porte ni sur le capital au sens où Marx emploie ce mot, ni sur le capital physique utilisé comme facteur de production dans le modèle néoclassique de la croissance économique. L’objet dont il traite est l’estimation de la valeur des avoirs tangibles et financiers, la distribution de ces avoirs et la transmission par héritage de la richesse d’une génération à une autre ».

Cette difficulté est étroitement liée à une autre, également souvent signalée. Dans Le Capital au XXIème siècle, le taux de rendement moyen du capital est présenté comme une donnée, sans qu’aucun mécanisme ne soit proposé pour expliquer pourquoi il tend à s’établir au niveau où il se trouve et d’où vient le profit. Ceci est la conséquence immédiate des choix scientifiques faits par Piketty, qui n’a pas l’ambition de construire un nouveau modèle théorique de la croissance ou de la genèse du profit, mais ne se revendique pas pour autant clairement d’un modèle existant. Ainsi que l’a fait judicieusement remarquer l’économiste français Gaël Giraud, Le Capital au XXIème siècle entretient avec le modèle néo-classique des rapports ambigus, en ce sens que celui-ci sert d’arrière-plan théorique à l’ensemble de ses analyses, sans que Piketty le reconnaisse explicitement mais aussi sans qu’il conteste ce modèle, même lorsque les faits empiriques qu’il met en lumière entrent en contradiction avec lui. C’est que ses intentions sont différentes. Comme le dit très bien Giraud : « La démarche de l’ouvrage peut s’interpréter comme celle d’un fiscaliste : il s’agit d’enregistrer une mesure [du stock de capital, du revenu national et du taux de rendement du capital] et d’en déduire un rendement qui fournisse une jauge objective du montant maximum qu’une administration fiscale pourrait ponctionner sans être accusée d’appropriation. Peu importe, alors, d’où provient le rendement du capital ».

Salaires extravagants

Paul Krugman (dans The New York Review of Books) et Robert Solow (dans The New Republic) ont par ailleurs déploré la faiblesse relative de la partie de Capital in The Twenty-First Century consacrée à l’étude des très hauts revenus par rapport à celle qui porte sur les patrimoines et la fortune transmise. Pour rendre compte de l’explosion des salaires des directeurs généraux dans les entreprises industrielles et de service et les banques (en quelques dizaines d’années, ils sont passés de vingt fois le salaire de leur employé le moins payé à deux cent fois cette somme), Piketty avance l’explication simple qu’il ne pouvait en aller autrement à partir du moment où ces cadres du plus haut niveau ont été autorisés à fixer eux-mêmes leur rémunération.

Sans pour autant cautionner l’argument avancé par certains économistes pour justifier les salaires extravagants des CEOs, argument selon lequel il ne faudrait y voir que la conséquence de l’exceptionnelle productivité que leur permettrait un talent hors-norme, Krugman et Solow souhaiteraient une explication de caractère plus économique. Pour Solow, une solution (purement technique et formelle, il est vrai) consisterait à considérer, au moins en partie, ces rémunérations d’un ordre de grandeur extraordinaire, non comme des revenus du travail mais comme une forme particulière de revenus du capital. Pour Krugman, une partie au moins de l’explication réside dans le développement spectaculaire de l’économie financière et le fait que ces cadres supérieurs ont objectivement contribué à enrichir les sociétés qui les employaient dans des proportions jamais vues. Dans le même esprit, Robert Skidelsky rappelle la thèse défendue par certains économistes selon laquelle les technologies de l’information accroissent réellement le produit marginal de l’activité des dirigeants, par conséquent leur valeur économique.

**L’auteur de l’article: Michel André pour Books:

Philosophe de formation, né et vivant en Belgique, Michel André a travaillé sur les questions de politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Il a publié en 2008 Le Cinquantième Parallèle, Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan).

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