2010 était l’année de la biodiversité tandis que 2011 est l’année de la forêt déclarée par les Nations-Unies. Yann Laurans, économiste de l’environnement, dirige le bureau d’études Ecowhat, chercheur associé à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) a un avis critique sur le sujet . Voici le chat organisé par Le Monde.fr le 21.10.10, à l’occasion de la dixième Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB), qui se tenait à Nagoya, au Japon, du 18 au 29 octobre 2010. L’économiste indien Pavan Sukhdev a présenté les conclusions de son étude sur « l’économie de la biodiversité et des services écosystémiques » à la Conférence des Nations unies sur la diversité biologique. Ce travail avait été commandé par l’Union européenne en 2008, avec pour ambition de chiffrer le coût que fait peser à terme sur l’économie mondiale l’absence de politique ambitieuse de protection de la biodiversité. L’économiste de l’environnement Yann Laurans explique dans un chat organisé par Le Monde ce que l’on pourrait attendre de la mise en oeuvre à l’échelle mondiale de cette méthode. Le début du chat
Lolo : Est-ce la première fois que l’on envisage de valoriser économiquement la nature et qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
-Yann Laurans : Non, ce n’est pas la première fois, cela fait au moins cinquante ans qu’on en parle et qu’on le fait dans certains contextes. Ce qui est nouveau, c’est le retentissement qu’on donne à des méthodes et à des chiffres. Hier, au cours de la Conférence des parties de la conférence sur la biodiversité, à Nagoya, au Japon, on a publié un rapport qui donne des chiffres sur ce qu’on perd tous les jours, et surtout ce qu’on perdra dans le futur, économiquement, si l’on continue à laisser la biodiversité se dégrader.
Dinnoe : Quelles sont les méthodes développées pour valoriser économiquement la nature ?
-YL: On peut déjà montrer comment les activités économiques ont besoin des ressources naturelles et, plus précisément, des ressources naturelles en bon état. Par exemple, l’agriculture, dans la plupart du monde en développement, dépend de ressources comme les rivières, les forêts qui tempèrent le climat ou qui évitent des inondations, etc. Et du coup, on peut montrer ce que ces activités économiques peuvent perdre si disparaissent ces rivières en bon état, ces forêts, etc. On peut le faire aussi pour le tourisme, et même pour l’industrie.
Elsa : En valorisant économiquement la nature, celle-ci deviendra-t-elle un produit marchand ? Pourra-t-on par exemple acheter, vendre ou louer la barrière de corail ? Comment éviter que ça n’arrive ?
-YL: C’est vrai qu’il y a un danger. Si tout l’environnement n’est vu qu’à travers ce qu’il apporte à l’économie, alors, seul ce qui est utilisé par des gens qui ont du pouvoir d’achat sera protégé. Cela dit, on en est loin. Aujourd’hui, l’environnement se dégrade, et on laisse au contraire des activités importantes bénéficier de cette dégradation sans la compenser.
Manos : Au sein de quelles instances ou organisations la valorisation économique de la nature pourrait-elle être prise en compte efficacement ?
-YL: A tous les niveaux de l’action. Au niveau individuel, quand on choisit nos manières de consommer, de passer nos vacances, les produits qu’on achète. Au niveau local, quand un élu, un conseil municipal fait des choix en matière d’aménagement. Au niveau national, bien sûr, avec les grands choix de politique que l’on fait. Et puis au niveau international, européen, etc. Mais il n’y a pas une instance en particulier où siège l’évaluation économique. Et même on peut dire que tant que cela restera confiné à des conférences internationales ou à des réunions d’experts de l’Union européenne, par exemple, rien ne se passera. C’est quand cela entrera dans les moeurs, et notamment qu’on intégrera l’environnement aux calculs que l’on fait déjà pour choisir, par exemple, si on installe une zone d’activité, un port, une autoroute, etc., que les choses évolueront.
Adrien : D’après vous, que manque-t-il à l’économie environnementale pour qu’elle soit placée au coeur des préoccupations gouvernementales ?
-YL: En tout cas, ce n’est pas un problème technique. Les méthodes existent, on peut les améliorer, mais en gros, on sait faire. Peut-être que ce qui manque, c’est d’accepter de vraiment peser le pour et le contre, de manière complète, de l’ensemble des décisions qui sont prises en matière d’environnement. C’est plutôt une question de volonté, de culture et de rapport de force.
Roman : Les bases théoriques des méthodes de valorisation sont-elles suffisamment solides pour être prises au sérieux ?
-YL: S’il s’agissait de donner une valeur à la nature, non. Mais quand il s’agit de montrer ce qu’on peut gagner sur tous les plans à protéger la biodiversité, ou ce qu’on peut perdre à la dégrader, alors, ce n’est pas très difficile. L’économie, ça sert à comparer. C’est pourquoi quand on parle de la valeur de la vie, ou de la valeur de la biodiversité, on tombe un peu à plat, et on a l’impression d’avoir des méthodes imparfaites. Mais quand on compare des options très concrètes, par exemple conserver un marais pour y faire du tourisme, y élever des vaches et compléter le système d’assainissement d’une ville, on peut comparer tout ça avec une option qui consiste à le remplacer par un parking et un centre commercial. Et là, ce n’est pas très difficile.
Ouiqqz : La « valorisation économique de la nature » rappelle furieusement la « valorisation financière de la vie/du handicap » utilisée par les assureurs (notamment anglo-saxons) pour calculer les dommages et intérêts. C’est une vue strictement utilitariste de la nature.
-YL: C’est vrai que c’est une démarche utilitariste. C’est un problème si on en fait un critère pour décider ce qu’on doit préserver ou pas. Autrement dit, pour fonder les politiques de la nature. En revanche, comme ce qui dégrade la nature se fait souvent pour des raisons utilitaristes, il peut être intéressant de montrer, parfois, que sur les mêmes critères, l’intérêt bien compris, pour l’emploi, pour l’agriculture, pour la société locale, c’est de préserver l’environnement.
Pierre-Luc : N’est-ce pas l’ultime « snobisme » des pays riches que de tenter de faire valoir ce nouveau modèle économique alors même que ceux-ci vivent sur les acquis d’un modèle capitaliste et capitalistique ? Comment alors faire la promotion de ce modèle auprès d’économies encore aux prémices du capitalisme « classique » ?
-YL: Ce que montre le rapport qui vient d’être publié, c’est que ceux qui pâtissent le plus des dégradations de la biodiversité, ce sont les plus pauvres et les économies les moins monétaires.
Romain : N’y a-t-il pas un risque avec cette valorisation économique de la nature de délivrer des permis de souiller/détruire celle-ci ?
-YL: Ce serait un problème si la porte était aujourd’hui fermée. Dans les faits, il est permis de souiller/détruire. L’évaluation économique peut montrer les limites de cette permission. C’est vrai qu’elle ne ferme pas la porte, elle l’entrouvre. Si on considère que la porte est aujourd’hui fermée, alors, elle représente un danger. Mais si on considère que la porte est grande ouverte – ce que je pense moi -, alors, elle représente plutôt un progrès.
Mes sages pensées : Il existe le PIB vert, pourquoi aucun gouvernement ne souhaite le mettre en place ?
-YL: Ca viendra. Le problème ne sera pas dans la mise en place du PIB vert, il sera dans le fait de l’utiliser pour décider des politiques. Le PIB vert, comme l’indicateur de développement humain, par exemple, est un indicateur. A lui seul, il ne fait rien. Il ne peut qu’alerter et donner des moyens à ceux qui veulent faire bouger les choses, de sensibiliser l’opinion. Mais on est loin d’une situation où les gouvernements vont infléchir fortement leur politique parce qu’on aura montré qu’on perd en PIB vert plusieurs points de croissance sur la dernière décennie.
Lyly : Serait-il possible de créer une instance internationale unique afin d’appliquer juridiquement et sanctionner au besoin cette valorisation de la nature ?
-YL: Je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne idée. L’économie est un langage, donc il n’a de sens que s’il est parlé par quelqu’un au service d’une thèse, d’une cause, d’une vision. Ce n’est donc pas tellement à une échelle très large, internationale, qu’on peut s’en servir, et encore moins obliger les gens à s’en servir. La solution viendra plutôt du jour où les acteurs qui veulent faire bouger quelque chose dans le domaine de l’environnement se serviront efficacement de l’évaluation économique. Ce qui n’est pas encore beaucoup le cas, en tout cas en Europe.
Mahe : Intégrer la biodiversité dans les systèmes de comptabilité des entreprises est-elle une solution ? A quel terme ?
-YL: Ca bouge beaucoup dans ce domaine, et on développe des comptabilités qui permettent de faire, pour une entreprise, ce qu’on faisait pour le bilan carbone : montrer comment l’entreprise utilise la biodiversité, ou comment elle est dépendante, dans ses activités, d’une biodiversité en bon état. La question, encore une fois, sera l’utilisation de ces bilans. C’est comme pour le reste. Donc, la solution viendra du jour où les consommateurs et les actionnaires en feront un vrai critère de choix.
Joël : Le qualitatif peut-il toujours être traduit en quantitatif ?
-YL: Bien sûr que non. Encore une fois, on ne peut rien faire de sérieux s’il s’agit de donner une valeur à la nature. Mais on peut quand même donner quantitativement des éléments pour comprendre toutes les erreurs qu’on fait.
Corrado : La valorisation de la nature n’est pas nécessairement valorisation économique, ce pourrait être valorisation esthétique ou valorisation éthique. Que pensez-vous ?
-YL: Bien entendu, c’est même ce qui est premier dans nos motivations. La difficulté, c’est d’arriver à prendre en compte les critères éthiques et esthétiques dans nos choix économiques. Soit on limite – par la loi, les normes sociales, les interdits – nos comportements, soit, quand ils sont libres, il faut bien donner des repères pour savoir quand on va dans le mur.
Marie : Comment intégrez-vous l’échec du marché du carbone dans les développements théoriques de la valorisation de la nature, qui ne sont pas nouveaux ?
-YL: C’est le même problème. Pour le carbone, ce qui manque, c’est un accord, un rapport de force et une volonté politique partagée par les opinions et les gouvernements. C’est ça qui donnera de la valeur au carbone. C’est pareil pour la biodiversité. C’est quand on fera pression de manière significative sur les décideurs que la biodiversité aura vraiment de la valeur pour les activités économiques et que toutes ces évaluations qu’on donne aujourd’hui deviendront concrètes.
Corrado : A votre avis, à quel point le discours sur la valorisation de la nature est-il compris dans l’Union européenne, et les Etats membres ? Que diriez-vous de la Chine et de l’Inde, qui sont les « gardiens » d’une grande partie de la biodiversité du monde ?
-YL: Pour la Chine et l’Inde, cela va venir du fait qu’elles vont être soumises à des catastrophes écologiques de plus en plus importantes. Regarder Le Monde daté 21 octobre 2010, qui parle des problèmes sans fin dans lesquels les Pakistanais se débattent, liés aux inondations, et qui montrent la vulnérabilité des pays de la planète au réchauffement climatique. L’Asie est la première concernée. C’est pareil pour la biodiversité. Ce sont des économies très denses, qui consomment à toute vitesse leurs ressources naturelles, et qui commencent déjà à se heurter aux limites de cette consommation. Du coup, on peut parier que d’ici à quelques années, la valeur de la biodiversité d’un environnement équilibré va leur apparaître plus vite qu’on ne pourrait le penser. En Europe, c’est différent. Les pays européens ne sont pas du tout logés à la même enseigne. Certains sont très denses, très urbains, et la biodiversité est une relique, protégée comme telle ; d’autres, plus au Sud, vivent aujourd’hui plus avec un patrimoine naturel important, mais ne s’en rendent pas forcément compte. Et pour ces derniers, du coup, l’évaluation économique des dégâts à la biodiversité peut représenter l’occasion de changer de trajectoire.
Roman : Serait-il possible de mesurer l’efficacité d’une politique environnementale, visant à mettre en valeur un site naturel, en évaluant le site avant, puis après la mise en place de cette politique ?
-YL: Oui, on sait faire. Il n’y pas de difficultés scientifiques ou techniques. Simplement, l’évaluation ne va pas tout prendre en compte, et notamment pas les valeurs éthiques et esthétiques dont parlait Corrado.
Baptiste : La valorisation économique de la nature ne va-t-elle pas conduire à un accroissement de la monoculture, et partant, à une réduction de la biodiversité ?
-YL: En principe, ça devrait être l’inverse, on devrait pouvoir montrer tout ce qu’on perd avec la monoculture. En gros, l’évaluation peut montrer que l’avantage comparatif de la nature, c’est qu’elle permet de faire plein de choses différentes, en même temps, sur un même espace. Par exemple de l’élevage et du tourisme et de l’eau potable et se protéger contre les inondations. En plus de toutes les qualités écologiques de l’espace. Alors qu’avec de la monoculture, certains sont plus riches, mais on perd tous les autres usages. Et du coup, on peut montrer que le bilan, dans beaucoup de cas, n’est pas favorable à la monoculture.
Mahe : Que pensez-vous des dérives possibles liées au développement des demandes de paiements de la part des pays moins avancés vers les pays les plus riches ?
-YL: C’est un gros problème. C’est vrai qu’on entend les pays du Sud de plus en plus dire : « Il faut que toute la planète nous rémunère lorsqu’on conserve du patrimoine naturel qui fait partie du bien commun de l’humanité. » Le problème, c’est que tout le monde pourrait dire ça ; un Français pourrait demander à la planète de le rémunérer pour la préservation des forêts, du Puy-de-Dôme, et même du patrimoine architectural. S’il est vrai que dans certains cas, la protection des ressources naturelles peut représenter une charge financière qui alourdit les problèmes économiques des pays pauvres, la responsabilité du patrimoine mondial est mondiale. Il y aurait un danger à déresponsabiliser les pays du Sud vis-à-vis de la protection de leur propre patrimoine.
Flo : Valoriser économiquement la nature veut-il dire la « vendre » à des particuliers ou à des entreprises ?
– YL: Aujourd’hui, on la consomme, la nature, sans en payer le prix. L’idée est de reconnaître que cette consommation a un prix et de faire des choix plus rationnels. C’est vrai que poussé à l’extrême, le raisonnement économique pourrait conduire à une marchandisation de la nature. Mais encore une fois, on en est très loin. Aujourd’hui, la porte est grand ouverte, et la biodiversité se dégrade à toute vitesse. 2010 n’est pas l’année de la fête de la biodiversité, c’est l’année où l’on constate l’échec des engagements pris à Johannesburg d’arrêter l’érosion de la biodivernt 2010.
Lire la suite du chat modéré par Emmanuelle Chevallereau pour le quotidien Le Monde:
Ecowhat (ne pas confondre avec Ecowatt !!!):
Ecowhat, pour l’analyse économique et sociale auprès de tous les acteurs de la politique de l’environnement et du développement durable. En partenariat avec la recherche, pour les établissements publics, les collectivités, le secteur privé.