« L’innovation n’est que secondairement technologique » concluait Michel Godet dans une interview le 16 décembre 2010 par Pierre-Olivier Rouaud pour l’Usine Nouvelle. A la fois critique, constructive et naturellement prospective Michel Goget fait une analyse juste sur nos fausses peurs et nos vrais ressources en innovation comme s’il vivait hors de France. Pourtant , l’auteur du « Courage du bon sens », connait les perversions françaises comme Jacques Marseille dès qu’il s’agit de corriger les ministères. Sans complexe sur la pensée unique de la mobilité ou la dématérialisation, il nous parle ici de l’intérêt du brevet-bidon pour détourner les concurrents, des experts à 50% inefficaces, du recours au crédit d’impôts recherche et des fondamentaux du marketing: savoir répondre à un besoin. Saine lecture pour fixer ses objectifs 2011-2021 !

Michel Godet, Professeur au CNAM, titulaire de la chaire de prospective stratégique.
A l’occasion de la publication ce jeudi du supplément de L’Usine Nouvelle intitulé « L’Année
technologique », nous avons interrogé Michel Godet, Professeur au CNAM sur la prospective et
les politique publiques en matière d’innovation. Des thématiques que ce chercheur doublé d’un
consultant (Bongrain, BASF, Colas, Nexans..,) a notamment cerné comme co-auteur d’un passionnant
rapport au Conseil d’analyse économique en mai 2010 intitulé « Créativité et innovation dans les
territoires », consultable ici et aussi disponible en poche sous le titre « Libérer l’innovation dans
les territoires ».

Quel est l’intérêt de la prospective technologique ?

Elle n’est pas inutile, mais l’exercice ne doit pas entretenir le « mirage technologique ». C’est un
travers récurent de laisser croire que tous les problèmes de nos sociétés peuvent être résolus
par la technologie. La technologie, c’est important, mais pas essentiel. Et, l’innovation n’est que
secondaire technologique. Dans le rapport au Conseil d’analyse économique «Créativité et
innovation dans les territoires » avec les co-auteurs Philippe Durance et Marc Mousli, nous
avons montré que 80% des innovations d’un territoire sont low-tech et de nature commerciale,
sociale et organisationnelle. Et que les trois quarts des idées d’innovation viennent des clients et
fournisseurs et pas des chercheurs.

Peut-on anticiper les évolutions technologiques?

La plupart du temps, on surestime la rapidité des changements notamment technique et on sous-
estime les inerties. Ainsi l’horizon de la fusion recule toujours de 30 ans et l’avènement de
l’hydrogène est sans arrêt repoussé pour des raisons de sécurité. A l’inverse, il y a des choses
que l’on ne voit pas arriver comme ce fut le cas dans les biotechnologies ou les TIC. De même,
après le premier choc pétrolier, l’AIE a fait d’énormes efforts de prospective énergétique. Mais
tous les experts se sont trompés de l’ordre de 50%, tant sur l’estimation des ressources que sur
les projections de la demande. Ce qui est rare c’est l’énergie bon marché mais il y a pléthore de
pétrole cher. Autre exemple, l’alarmiste occidental voilà trente ans sur le Japon, sur ses capacités
technologiques, sur la cinquième génération d’ordinateur, sur les robots… en fait, ce pays est
atteint d’une maladie mortelle, le vieillissement. Ce même choc démographique menace l’Europe
bien plus que le déclassement scientifique Quelques soit les changements techniques à venir les
perspectives de l’Europe sont celle des cheveux gris et la croissance molle. Et bien sûr, les
problèmes d’intégration des flux migratoires. La débauche technologique n’a pas de sens si
l’éducation fait défaut.
L’avenir n’est pas écrit mais reste à construire. On peut se préparer à des évolutions mais il faut
surtout agir pour provoquer les changements souhaités. Et quant on s’interroge sur les
anticipations énergétiques, climatiques ou économiques, il faut toujours se poser la question d’où
vient l’information et a qui le crime profite.

Et quand l’Europe se fixe un objectif de 3% du PIB consacré à la recherche?

Cela n’a pas de sens. La mesure de la dépense n’est pas un gage d’efficacité. Ce qui compte
c’est le résultat. Or toutes les études internationales montrent que les firmes les plus innovantes
et les plus rentables sont celles qui, dans leur secteur, ne font qu’un effort moyen de R&D. Elles
sont tellement efficaces qu’elles produisent plus de valeur avec moins de dépense. Il faut se
poser les vraies questions d’avenir. L’Europe au lieu de s’interroger sur son suicide
démographique se sert souvent de la technologie comme d’un miroir aux alouettes pour faire
rêver l’opinion. Ce qui d’ailleurs ne marche pas toujours car il y a un recul de scientisme et une
montée des peurs irrationnelles comme sur les OGM. Je ne nie pas importance des technologies
pour le développement de la société. Mais un virage technique n’a pas de sens sans virage
social ou organisationnel. Il n’y a pas de réponse technologique à une question d’une autre
nature. Oui à la société de la connaissance, Non aux mirages technologiques ! Dans cette
perspective les pôles de compétitivité sont utiles pour fédérer les initiatives. Mais, nous avons
montrer dans notre rapport que les acteurs des pôles ne représentent que 20% des revenus d’un
territoire, les 80% étant liés à la production marchandes et aux revenus de transfert liés aux
personnes présentes sur les territoires. Bref, il n’y a pas de pôle de compétitivité durable sans
pôle de qualité de vie, ce qui compte c’est l’attractivité des territoires sur les personnes. De ce
point de vue la France a des atouts.

Les technologies, cela compte néanmoins pour la prospérité d’un pays ou le succès d’une
entreprise?

L’important n’est pas tant de publier des brevets que d’être capable d’innover et de répondre à
un besoin solvable. Quand vous publiez, vous donnez des idées aux autres. Dans certains cas,
vaut mieux ne faut pas déposer ou déposer des brevets bidons pour donner des fausses pistes.
Dans l’Iphone, il n’y a aucune technologie née chez Apple, le produit est fabriqué à 90% en Chine
mais 60% de la valeur revient aux Etats-Unis. De plus, la plupart des progrès sont le fait, non de
sauts technologiques, mais d’innovations incrémentales imperceptibles, quand par exemple une
machine devient un peu plus performante d’une année sur l’autre. On garde trop l’image du
chercheur dans son laboratoire, du grand groupe, bref le modèle gaullien. Celui-ci eu son heure
de gloire mais à quel prix? Arianespace est aujourd’hui rentable mais on n’a pas intégré le coût
de la recherche.

C’est bien d’avoir une fusée européenne, non?

Je ne dis pas le contraire, mais la question à se poser c’est : avec le même argent public envoyé
en l’air dans la recherche, aurait-on pu faire plus? C’est qu’écrivait déjà l’économiste Frédéric
Bastiat au XIXème siècle. La recherche en France est trop publique, pas assez privée et trop
centrée sur quelques secteurs que j’appelle « recherchivore » : l’espace le nucléaire et le
militaire. Cela conduit à des échecs comme le char Leclerc que l’on n’a jamais vendu ou le
Rafale. La France est réputée pour ses succès technique et ses échecs commerciaux, parce
qu’elle a un modèle beaucoup trop linéaire de la recherche basé sur la technologie et peu sur
l’innovation comme l’a montré Thomas Durand, professeur à Centrale Paris dans son
complément à notre rapport au CAE.

Qu’elle peut être alors l’action des politiques publiques, le crédit impôt recherche est-il
une bonne chose?

Plutôt que le crédit d’impôt recherche, il faudrait mieux un crédit d’impôt innovation. Ce qui
compte c’est la capacité de transfert des connaissances et surtout celle de répondre à un besoin
non satisfait du marché. La France est connue pour ses succès technologiques et ses échecs
commerciaux. Or si un bon projet trouve toujours des financements, les bons financements
trouvent souvent des mauvais projets. On dépense beaucoup trop dans les secteurs
recherchivores et pas assez dans des domaines où il y a des sujets concrets et solvables.
Néanmoins la question du financement et de l’accompagnement des petites entreprises
innovantes et risquées notamment à l’export reste posée. Les pouvoir publics feraient bien de ne
pas supprimer les possibilités de l’ISF PME sans trouver un dispositif de substitution car ce type
de réduction fiscale compense la prise de risque de l’investisseur.

Comment peut agir dans l’entreprise pour rester dans la course aux technologies?

La R&D d’une entreprise, quoiqu’elle fasse, ne représentera jamais que quelques millièmes de la
recherche mondiale dans son domaine. Il faut donc avoir quelques chercheurs réputés en
nombre limité, étant à l’écoute des avancées dans le monde, capable de repérer les idées
intéressantes et de les mettre en œuvre en lien avec le marketing. Or à l’inverse, un chercheur a
pour ambition première d’être reconnu par ses pairs et de publier. C’est pourquoi certaines
entreprises veulent absolument développer ce qui sort de chez elle, alors que 99% des idées
sont d’ailleurs. Au lieu de faire du top down, c’est à dire inventer et se demander ensuite à quoi
cela peut servir, il faut partir du marché : on identifie un besoin et on cherche comment le
satisfaire. Une part de la réponse peut être technique, mais on doit aussi aller chercher des idées
dans les domaines non scientifiques. En Vendée, si il y a deux fois moins de chômeurs que la
moyenne française, ce n’est pas dû à l’avance technologique mais au fait que la vigueur
entrepreneuriale y est très forte et que les différents acteurs du territoire travaillent en synergie.

Propos recueillis par Pierre-Olivier Rouaud pour Usine Nouvelle

Source:
www.laprospective.fr

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