« Ce n’est pas par des manoeuvres financières qu’on fait marcher une économie de plein-emploi » affirme Paul Fabra, auteur du livre « Le capitalisme sans capital », préfacé de Henri Gibier (Echos Editions / Eyrolles) pour approfondir le débat entre capital financier, compétences humaines et rôle des banques. Alors que la crise actuelle nous conduit à repenser le fonctionnement de l’économie mondiale, Paul Fabra nous montre avec brio qu’un capitalisme pérenne est possible. Après un plaidoyer pour une nouvelle conception du profit, l’auteur nous montre à quel point le modèle actuel d’un « capitalisme sans capital » est dommageable pour l’économie mondiale à travers l’analyse de l’actualité économique, riche en événements, de ces dix dernières années. En ces temps de crise financière, c’est à un retour aux fondamentaux les plus sains de la science économique que nous invite l’auteur dont voici les bonnes feuilles du livre
« Rien n’illustre mieux la confusion (reconnue mais rarement, sinon jamais identifié) sur le concept de capital que l’expression galvaudée — on n’en remarque même plus la tonalité « esclavagiste » ! — et absurde de « capital humain ». Prenons pour commencer le cas d’une entreprise qui embauche un ingénieur (ou un physicien, un publiciste, un designer) de haut niveau. C’est pour elle une affaire à laquelle elle attache la plus haute importance. On pourra exprimer cela comme on voudra, mais dire que dans la knowledge economy, le plus précieux « capital », c’est la personne humaine (ou telle ou telle d’entre elles) est une façon de parler propre à donner une idée entièrement erronée de ce qui se passe et de ce qui est nécessaire qu’il se passe pour que, effectivement, l’homme ait toute sa place dans l’entreprise.
Donc, la question qui se posera dans notre exemple est que l’entreprise, pour embaucher ce précieux collaborateur, doit en avoir les moyens ! Le débat devrait porter sur la nature de la « ressource » dont il convient de disposer. Il est facile à comprendre que le management sera d’autant plus en mesure de faire un pari sur l’homme qu’il s’apprête à prix d’or à faire monter à bord qu’il ne courra pas un second risque, celui-là de nature financière : le rémunérer sur des fonds empruntés. La solution satisfaisante découle de ce qui précède : s’il est pour l’entreprise du plus haut intérêt de s’adjoindre la collaboration de cet ingénieur ou de ce publiciste, eh bien qu’elle y consacre une fraction de ses ressources les plus précieuses : ses ressources en capital. Par définition, elles sont les plus stables et sont inconditionnelles (personne ne peut lui retirer ses fonds propres au cas, par exemple, où ses bénéfices auraient diminué — ce qui n’est évidemment pas le cas avec le crédit). Pour des raisons évidentes, ce raisonnement doit être étendu, de proche en proche, à toute la masse salariale. Rien n’est plus vital que la qualité et la motivation de son personnel.
Et c’est un fait inexplicable que le management accorde rarement à cette question la priorité qu’elle mérite. Il s’agit de la tâche inaccomplie à parfaire d’urgence. Pour ce qui est du vocabulaire, la cause est entendue. Un capital n’est pas autre chose qu’une réserve de pouvoir d’achat, latent ou disponible, selon que ce pouvoir d’achat a été employé à acheter des actifs immobilisés ou bien reste à disposition sous forme de « fonds de roulement ». En aucun cas une personne humaine n’est un fonds de roulement. Le caractère totalement inapproprié de l’expression « capital humain » donne l’occasion – c’est bien son seul mérite – de souligner un ordre de préséance à la fois rationnel et historique, mais aujourd’hui ignominieusement renversé. Capitalisme sans capital est un régime catastrophique parce que seul un capitalisme pourvu abondamment de capital est capable de remplir sa fonction essentielle : donner effet au travail. Tant la séquence rationnelle que la séquence temporelle assigne au travail, dans l’activité économique, le rôle de primum mobile. Le capital est le moyen pour développer tout le potentiel du travail. Le discours indigent sur la « création de valeur » à la bourse fait complètement perdre de vue le sens de la relation entre le travail et le capital.
Pourquoi le sous-emploi permanent ?
Par construction, la financiarisation de l’économie s’oppose à la solution traditionnelle et rationnelle, à savoir le financement des « frais de personnel » par les fonds propres. Là réside la cause principale du sous-emploi permanent. Cela personne, je veux dire personne qui détienne une parcelle de pouvoir économique, ne veut en entendre parler. Vu le point où nous en sommes arrivés, ce serait une révolution copernicienne. La relation organique serait rétablie entre le Capital et le Travail dans sa dignité d’origine telle qu’elle apparaît chez Adam Smith, David Ricardo, Jean-Baptiste Say, Alfred Marshall, John Maynard Keynes. Elle serait établie dans son efficacité future. Keynes avait bien vu, au contraire des néo-libéraux, que le salaire n’est pas une marchandise et encore moins une marchandise dont le prix varie au gré de l’offre et de la demande sur le « marché du travail »… Mais il ne s’est jamais intéressé au capital.
La raison pour laquelle la « solution » est rejetée dans l’ombre est qu’elle est exclusive de la course au profit maximum. Si l’entreprise doit financer la masse salariale par des fonds propres, fini pour les grandes et moins grandes entreprises le recours systématique à l’effet de levier(obtenu en combinant une mise en capital aussi faible que possible avec des fonds empruntés) destiné à relever le taux de rentabilité pour l’actionnaire. CQFD.
Il est un concept qui fait dans les manuels de management et de finance l’objet d’un véritable rejet. Les plus honnêtes d’entre eux — c’est le cas de l’ouvrage qui fait référence en France le Vernimmen (Editeur : Dalloz) — ne manquent pas de le qualifier de « dépassé », mais c’est pour y faire référence au paragraphe suivant, tant il est difficile d’exposer clairement ces matières sans y avoir recours. Extrait à la page 298 : « Le fonds de roulement nous paraît dépassé […], mais les enjeux derrière le fonds de roulement resteront toujours d’actualité. » Une entreprise démarre avec des fonds propres d’une valeur de 100 K euros. Elle en emploie soixante à acheter de l’équipement. Elle aura ainsi « immobilisé » à due concurrence une partie de son capital. Il lui en restera quarante sous la forme d’un pouvoir d’achat liquide et disponible qu’on appellera capital circulant ou fonds de roulement. Par définition, le fonds de roulement est positif. S’il est négatif, cela veut dire en bon français qu’il n’existe pas. Du temps où le capitalisme était le capitalisme, on n’aurait pas donné cher d’une entreprise sans FR. Par destination, le fonds de roulement finance le versement des salaires, par excellence une opération portant en totalité sur des « liquidités ». Cela vaut la peine de s’arrêter quelques instants sur ce point. Si les revenus ne se sont pas reconstitués, c’est le signe que la chaîne de l’échange s’est rompue, du fait que l’activité s’est beaucoup ralenti…(coupe)
À première vue, le fait de ne dépendre que de son fonds de roulement (pas d’endettement permanent auprès de la Banque) semble une sérieuse contrainte pour le développement des entreprises. L‘expérience (et le raisonnement) montre qu’il n’en est rien. En temps de paix, l’obstacle au plein emploi et à une stabilité raisonnable de l’emploi, c’est d’abord l’économie d’endettement et la contrainte des frais financiers qui en découle.
Avec le nouveau système né (pendant le « déluge » des années 1971-1974) de la focalisation sur les flux de trésorerie, on est entré dans un autre monde où les mêmes règles ne s’appliquent plus à tout le monde (il y a des gagnants « structurels » et des perdants « structurels »). Ce n’est pas seulement le vocabulaire utilisé pour le décrire qui exige une (petite) gymnastique de l’esprit, mais le mécanisme lui-même. Il consiste en un renversement complet de la logique économique qui est celle du capitalisme. Le point de départ — je ne dirai pas le point d’ancrage, il n’y en a plus, le bon vouloir de la banque en tient lieu —, c’est non plus le fonds de roulement déterminé par les avoirs disponibles de l’entreprise, mais son « besoin de fonds de roulement » (BFR). Et, cette fois-ci, si le BFR est positif, cela signifie que l’entreprise n’est pas capable de financer les dépenses correspondantes (notamment le stock de matières premières, les marchandises à revendre, les frais de personnel) : il lui faudra emprunter auprès de la banque ou émettre des certificats de trésoreries sur le marché (s’il y a des acheteurs). S’il est au contraire négatif, cela veut dire que l’entreprise a cette capacité. Mais pas parce qu’elle dispose d’un montant de fonds propres adéquat, cette hypothèse n’étant même pas envisagée. C’est, dans la plupart des cas, parce qu’elle est en position d’exiger de ses fournisseurs des délais de règlement à plus longue échéance que ne le sont les crédits qu’elle accorde à ses clients, si crédit il y a. L’idéal, si l’on est en position de force pour en imposer les conditions, réside dans une formule simple : règlement le plus tardif possible des sommes dues et encaissement au comptant des produits ou service rendus. Il est de notoriété publique que de grands groupes se sont constitués de cette façon, sans pratiquement d’apport de capital, quasi exclusivement en jouant habilement, le bâton à la main, des flux de trésorerie. La méthode est l’extension indéfinie de la sous-traitance sous toutes ses formes. L’économie duale sous sa forme la plus hideuse. En tout cas, capitalisme des petits salaires et des PME fragilisées. Quant au « rayon d’action » de la grande entreprise, il est indéfini. Le bilan démesurément grossi ne repose sur aucune base solide (pis encore du côté des banques d’investissement). Risque systémique pesant sur l’économie tout entière. À la limite, on pourrait imaginer que toutes les entreprises soient en faillite, l’État payant la totalité des charges sociales et la moitié des salaires directs (on n’en sera pas très loin, pour les petits salaires, avec le RSA et la prime pour l’emploi maintenus !). Cela boosterait, comme ils disent, la compétitivité de l’économie nationale, souci permanent du Medef auquel nos politiciens ont fini par accorder toute leur attention. Mais d’où les contribuables tireraient-ils leurs revenus taxables ? Caricatural ? Ce n’est même pas sûr ! Inexact ?
Qui fait quoi , pourquoi ?
À la faveur de ces pratiques et de ces manipulations du cash flow, on retombe sur l’inversion des rôles qu’on a déjà rencontrée. Si je paie mon fournisseur régulièrement en retard, tout se passe comme s’il me prêtait gratuitement (ou avec de faibles indemnités de règlement différé) les sommes que je lui dois. Le principe élémentaire de l’échange est bafoué. L’entreprise qui dispose, ne serait-ce qu’à cause de sa surface, d’un pouvoir de négociation, impose sa loi. Le marché tout entier cesse d’être le lieu des échanges. Il ressemble plus ou moins à une foire d’empoigne (lire la chronique du 2 novembre 2007, « Baisse ou guerre des prix », page 107). En régime capitaliste, les choses sont beaucoup plus équilibrées. En principe, elles sont naturellement plus favorables pour le fournisseur. Si un grand groupe industriel finançait ses « encours » (stocks) par des fonds propres, c’est lui, donneur d’ordres, qui avancerait le montant du règlement des fournitures dont il aura besoin pendant le cycle de production.
Peter Drucker préconisait la création, au sein de chaque entreprise d’un wage fund qui serait le pendant de l’investing fund des compagnies américaines. Cela serait de nature à relancer une politique de l’emploi remise sur ses pieds, c’est-à-dire tournée vers de nouveaux modes de gestion et de financement des entreprises. De proche en proche, une telle réforme induirait un changement d’optique de la Bourse, qui en serait changée. Si l’accent était mis sur la nécessité pour relancer l’investissement et l’emploi, de recapitaliser les entreprises, les analystes s’intéresseraient plus aux efforts accomplis dans le présent pour préparer l’avenir qu’aux savants montages destinés à influer sur les flux du futur, c’est-à-dire à perpétuer et à aggraver les détournements de pouvoir d’achat auxquels ils donnent lieu. Quant à la valeur d’une entreprise, on aurait tendance à la calculer comme étant égale à son coût de remplacement s’il fallait la fonder maintenant, et non plus sur la valeur présente des flux de revenus futurs qu’on suppute (ou qu’on essaye de deviner).
Du côté du profit, la science économique moderne, et même plus ancienne, n’est pas d’un grand secours non plus. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le capitalisme n’a jamais eu de théorie du profit, hormis celle de Karl Marx, qui est fausse et qu’il n’est pas parvenu à s’expliquer à lui-même (son échec final pour rendre compte du partage de la plus-value entre les entreprises qui « exploitent » la main-d’oeuvre et celles qui ont très peu de salariés par rapport à leur chiffre d’affaires). Cependant, la solution n’en existe pas moins et je prétends qu’elle est accessible pour peu qu’on veuille identifier l’objet de la recherche. De quoi s’agit-il ? Formuler une théorieéconomique du profit. J’ai, dans L’Anticapitalisme, essai de réhabilitation de l’économie politique, proposé de reprendre la question laissée jusqu’à ce jour sans réponse. La solution à laquelle je suis parvenu, en soutenant qu’elle est implicite chez Ricardo, est que le profit est soumis à la loi de l’échange. Il s’agit d’un échange indéfiniment échelonné dans la durée. Une épargne investie dans une entreprise est échangée contre un flux de durée indéfinie de revenus correspondant aux bénéfices de l’entreprise. Bien sûr, il y a le risque que l’entreprise ne fasse pas de bénéfices ou en fasse irrégulièrement. Mais l’incertitude de l’avenir est inhérente à la vie. Elle n’a pas à être « payée ». La définition du profit comme étant le prix du risque et celle du management comme étant l’art de porter au maximum ce profit n’ont rien à voir avec la science économique (a). L’économie a affaire avec les produits du travail des hommes et les revenus qu’ils en tirent en les échangeant. Rien de tout cela ne relève de la théorie des jeux…(…)
Je me souviens de la stupeur, sinon de l’incrédulité qui avait été la première réaction du public lorsqu’à l’occasion d’une table ronde, Jacques de Larosière avait tranché un débat sur la balance des paiements américaine : « Pour être en déficit, il faut un prêteur. » Cette simple constatation est de nature à disqualifier comme contraire à la réalité vécue la notion de déficit structurel. Comme on peut s’en douter, les autres conférenciers et l’auditoire s’étaient lancés sur des considérations de « structures » et de comportement. Les Américains consommaient trop et surtout, les coupables étaient les Asiatiques, enclins à épargner beaucoup au lieu de dépense (lire la chronique du 9 décembre 2005, « L’alibi du système dollar », page 240). On étonne beaucoup de nos contemporains en faisant la remarque que tout cela est certainement très intéressant, mais n’a aucune valeur explicative. C’est pourtant le thème inlassablement repris par les dirigeants américains. Cet épisode me revient à l’esprit, parce qu’il est très significatif de l’effet produit sur les esprits par la financiarisation et l’enseignement de la macroéconomie dont se sont, de loin, inspirés les fondateurs de la science financière…(…).
Mais revenons au déficit américain. Le propre de l’idéologie moderne est de ne pas poser les problèmes financiers en termes financiers. Tel est particulièrement le cas pour la financiarisation. Son objectif unique est de banaliser la dette, d’en faire à la limite la ressource quasi unique. Donc, de faire en sorte qu’elle ne soit plus un problème. Le prêteur n’est plus qu’un instrument au service du débiteur. Or, que s’est-il passé ? Cela fait cinquante ans que les États-Unis ont un déficit de balance des paiements. Pour cela, il suffit que leur dette soit utilisée de facto comme — un instrument de paiement — pour qu’il en soit ainsi. Il en résulte une inversion du transfert de pouvoir d’achat qui a normalement lieu du débiteur vers le créancier. C’est sur ce processus qu’il convient d’agir, pas sur l’épargne des Chinois qui en est la résultante (en quelque sorte, il s’agit d’une épargne forcée)…(…)… Entre ce [processus] et l’utilisation par un gros donneur d’ordre de sa dette vis-à-vis de ses fournisseurs (il en fait une ressource), il existe une analogie…(…). La culture du déficit est une et indivisible. Mais ce n’est pas par des manoeuvres financières qu’on fait marcher une économie de plein-emploi.
* Note rajoutée pour ces bonnes feuilles: Que l’épargnant, en participant au capital d’une entreprise (il lui a apporté son épargne contre remise d’une action) courre un risque, c’est une évidence, mais faire de ce risque la cause du profit, c’est se payer de mot et ne fournir aucune explication. D’une certaine façon, on peut soutenir que le meilleur projet industriel, celui qui se révèlera comme correspondant le mieux à l’ « attente » du marché (attente que l’heureux entrepreneur aura contribué lui-même à façonner) est celui qui était, objectivement, le moins risqué. Mais on ne le saura qu’après coup. Il n’est pas donné à tout le monde de voir juste. Le fait que l’entreprise initiatrice pourra tirer pendant un certain temps de son investissement judicieux un profit supérieur à la norme du marché est entièrement imputable à l’avance qu’elle a su gagner sur ses concurrentes. En attribuer l’origine «aux risques pris » est une façon de parler (et, si cela fait plaisir, pourquoi pas ?) mais ce n’est pas une séquence logique. Un entrepreneur est toujours, peu ou prou, un pionnier. Il n’est, par essence, ni un joueur de casino ni un spéculateur de la bourse.Et, fondamentalement, le succès de son action ne relève pas d’un calcul de probabilité.
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