A trois jours du débat sur l’environnement et l’énergie, rappelons une donnée souvent écartée: les comportements ! ce facteur s’avère si important qu’il détracte les résultats des réglements thermiques comme la RT 2012. Quand les normes de construction ont été respectés, on s’aperçoit qu’à l’usage des occupants, les résultats de consommation ont changé la donne. La consommation d’énergie n’est pas en soi une pratique sociale. Elle est la résultante de différentes activités quotidiennes telles que se chauffer, se laver, cuisiner, se déplacer, qui requièrent une certaine consommation d’énergie. Chacune de ces activités a connu de profondes transformations ces 4 dernières décennies, qui ont modifié les usages de l’énergie. Comment et pourquoi ?? Anne Dujin (CREDOC) répond. Politiste, diplômée de Sciences-Po Paris en analyse des politiques publiques, et spécialiste du rapport entre instruments de politique publique et changement comportemental, en particulier dans les politiques de développement durable. Interview avec ses conseils, notamment sur sa dénonciation de l’« enfermement technologique » qui prédéfinit les usages et ne permet pas de processus adaptatif. La version vidéo du Crédoc est consacré aux bâtiments tertiaires.
La taille moyenne des logements s’est accrue, surtout en maison individuelle. L’étalement urbain a augmenté les distances d’accès à l’emploi et aux services. Les appareils consommateurs d’énergie se sont multipliés dans les logements (écrans plats, smartphones, machines à expresso, etc.) en même temps qu’ils sont devenus plus performants (les lave-vaisselle et lave linge consomment aujourd’hui beaucoup moins d’eau et d’énergie qu’il y a 10 ans). Les normes sociales et les représentations collectives ont également évolué. Les standards de confort se sont élevés (la température jugée confortable pour la pièce de séjour est 20 à 21°C plutôt que 19°C). La douche et le changement de vêtements sont aujourd’hui quotidiens. Tous ces facteurs ont contribué à une hausse tendancielle des consommations d’énergie des ménages. On voit, donc, que les pratiques de consommation et les usages de l’énergie qui en découlent s’inscrivent dans des contextes matériels et normatifs qui se sont transformés sous l’effet de mutations à la fois sociales et techniques peu favorables aux économies d’énergie. Cependant, les enquêtes d’opinion montrent que les ménages n’ont jamais été aussi sensibles à l’impact environnemental de leur consommation. C’est tout le paradoxe du « consomm’acteur », et c’est pourquoi il faut déconstruire en partie cette figure.
Pourquoi les Français ont-ils des difficultés à réduire leur consommation d’énergie ? Est-ce plus facile dans d’autres pays ?
-AD: Entre 2005 et 2009, la consommation finale du secteur résidentiel a augmenté de 6 % en France, de 3 % en Italie, de 2,5 % au Royaume-Uni. Elle a diminué de 4 % en Allemagne. Cependant, si on regarde l’évolution de la consommation résidentielle par ménage, on constate une relative stabilité sur la dernière décennie, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis ou en Australie.Ce ne sont, donc, pas des différences de comportement des ménages qui expliquent les différences d’évolution constatées, mais des facteurs structurels tels que l’évolution démographique, le renouvellement plus ou moins rapide du parc de logements, etc. On ne peut pas dire qu’il soit plus difficile d’économiser l’énergie pour les ménages français que pour d’autres. En revanche, le poids de l’habitat rural isolé dans notre parc nous handicape par rapport aux pays du Nord de l’Europe dont le parc est globalement plus récent.
Si l’on regarde le poids des différents postes au sein de la consommation résidentielle d’énergie, il y a cependant une tendance commune à tous les pays industrialisés : la part des consommations liées au chauffage et à l’eau chaude sanitaire est en baisse depuis 20 ans (du fait d’une plus grande performance des systèmes) tandis que celle des appareillages et de l’éclairage est en constante augmentation, du fait de la multiplication des appareils électroménagers et multimédia dans les foyers. Ces deux mouvements se compensent et expliquent la relative stabilité des consommations. Cependant, ils montrent que la dynamique de consommation des ménages n’est pas orientée à la baisse.
Comment faudrait-il faire évoluer les politiques de maîtrise de la demande en énergie (MDE) pour qu’elles soient plus efficaces (plus de réglementations, plus d’incitations, plus d’informations) ?
-AD: L’action publique mobilise toujours plusieurs leviers conjointement pour atteindre ses objectifs. Ainsi, en matière de MDE, les réglementations thermiques définissent des normes de performance qui s’imposent aux constructeurs et, dans le même mouvement l’Eco prêt à Taux Zéro incite les ménages à entreprendre des travaux pendant que les campagnes de l’ADEME sensibilisent à l’enjeu des économies d’énergie. En Europe, au cours des années 2000, ce sont les instruments incitatifs et informatifs qui se sont le plus développés auprès des ménages. Ce choix n’est pas neutre. C’est l’usager final qui est mis en responsabilité de faire baisser la demande d’énergie en transformant ses pratiques quotidiennes. Or, la consommation d’énergie est, pour beaucoup, le produit de phénomènes collectifs (systèmes techniques, offre marchande disponible, représentations du confort ou de l’hygiène) qui échappent à l’arbitrage individuel.
Ces constats appellent une approche de l’action publique qui joue simultanément sur l’incitation comportementale et sur les conditions matérielles et sociales du changement. L’exemple de la collecte sélective des déchets, qui est aujourd’hui une réussite en termes de transformation des comportements en France, montre que c’est l’ensemble du dispositif mis en place par les pouvoirs publics (mise à disposition de conteneurs et circuits de collecte adaptés, redevance spécifique, campagnes d’information sur les enjeux du tri), qui entraîne les comportements. Ce dispositif agit sur l’espace collectif (la commune, le quartier) et par effet d’entraînement sur les individus.
Inversement, on constate que les travaux d’efficacité énergétique dans les bâtiments tertiaires (normes Bâtiments à basse consommation notamment) ne produisent pas la réduction des consommations d’énergie escomptée. Les salariés qui se sont vus imposer un changement technologique qu’ils ne maîtrisent pas (éclairages automatiques, automatisation des systèmes de chauffage et de climatisation) ne respectent pas les normes d’usage qui garantissent la performance des équipements. Le changement technologique sans accompagnement comportemental, en amont et en aval, ne fonctionne pas.
Comment réconcilier le consommateur, qui cherche à maximiser son intérêt, et le citoyen qui, soucieux de l’intérêt général, est capable d’adapter ses comportements en conséquence ?
-AD: L’idée qu’il faudrait réconcilier le consommateur et le citoyen part du présupposé selon lequel c’est au niveau individuel, dans chaque ménage, que se situe le moteur du changement. En suivant ce raisonnement, on s’étonne des écarts entre les opinions qui témoignent d’une sensibilité écologique croissante et les pratiques effectives qui continuent de mobiliser toujours plus d’énergie. Cette vision est trop étroitement centrée sur l’« homo economicus ». Le paradoxe ne se situe pas au niveau des individus, qui seraient tantôt consommateurs, tantôt citoyens, mais au niveau des injonctions contradictoires auxquelles, ils sont en permanence confrontés : d’une part, les politiques de croissance, y compris dans le registre de l’« économie verte », qui par le renouvellement d’une offre toujours plus abondante, incitent à la consommation ; de l’autre, l’incitation à l’éco-responsabilité, qui incarne aujourd’hui le nouveau visage du civisme. Chercher à réduire l’empreinte écologique de sa consommation devient une sorte d’impératif moral. Cependant, cela reste incantatoire dans un contexte social et technique qui ne se modifie pas.
A quoi ressemblera le consommateur d’énergie de demain ?
-AD: Tout d’abord, il n’y a pas un comportement de consommation d’énergie, mais des usages de l’énergie (le chauffage, la cuisson, la mobilité, etc.) susceptibles d’évoluer selon des dynamiques propres, en fonction de l’évolution des normes sociales ou de l’entrée sur le marché de nouveaux dispositifs techniques. Il est difficile d’avoir une vision unifiée, qui plus est prospective, du consommateur d’énergie.Par ailleurs, cette figure du consommateur d’énergie est aujourd’hui frappée d’un paradoxe. Depuis l’émergence de la problématique de la maîtrise des consommations d’énergie, la notion d’efficacité énergétique focalise l’attention des politiques publiques et des concepteurs de nouvelles technologies.
Il en résulte une polarisation sur la dimension technique du phénomène de consommation, qui fait peu de place à la réflexion sur les comportements. Cependant, parallèlement, on présuppose du consommateur qu’il peut et souhaite devenir acteur de sa propre consommation et acteur de la maîtrise de la demande d’énergie.Les Smart meters sont aujourd’hui au cœur de ce paradoxe. La gestion des réseaux et la conception de nouveaux dispositifs de Smart metering est entièrement déléguée à la technique, sans aucune communication auprès des ménages pour leur expliquer de quoi il retourne. Et en même temps, on attend des ménages qu’à travers l’information délivrée ils prennent une part active dans le fonctionnement des réseaux électriques intelligents.C’est pourquoi un des enjeux majeurs pour penser les pratiques de consommation d’énergie de demain est de faire en sorte que les usagers aient la main sur les systèmes et qu’ils participent à leur définition pour les intégrer dans leur quotidien. Il faut éviter l’« enfermement technologique » qui prédéfinit les usages et ne permet pas de processus adaptatif.
Anne Dujin pour le CREDOC, le 14 juin 2012
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