Révolution énergétique : c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? sous ce titre bien inspiré à t’attention des politiques, l’hebdo Télérama fait sa couverture avec une enquête aussi édifiante que réjouissante. On y apprend que les citoyen(e)s ont des années d’avance sur nos élus et que les économies d’énergie sont bien plus facile qu’on imagine. La preuve: Thierry S­alomon, l’un des promoteurs en France du concept de négaWatt* (son livre La maison des Négawatts date de 2003), et président de l’association du même nom a répondu aux questions de Télérama. Pour lui, combiner efficacité énergétique et chasse au gaspillage permettrait de diminuer de…45 % notre consommation d’énergie. Si tout le monde s’y met ! Réalisable, quand on sait que la Commission de Régulation de l’Énergie a convenu que les prix de l’électricité devraient subir une hausse de 30% d’ici à 2016. Température moyenne constaté en France le 5 février: Moins 1 à moins 14 degrés !

Découvrez dans l'édition du 4 au 10 février de Télérama comment ce cochon breton produit de l'énergie ?

Que vous inspire le débat actuel sur le nucléaire ?

-Thierry Salomon: Rappelons que le nucléaire ne représente pas 80 % de l’énergie en France comme on l’entend souvent, mais 80 % de l’électricité. Il ne constitue que 20 % de l’énergie totale consommée ! En se concentrant sur l’atome, on oublie le défi le plus complexe : celui des transports – et donc du lien entre urbanisme et énergie –, pour lesquels nous dépendons avant tout du pétrole. La mobilité représente 40 % de notre consommation énergétique. Continue-t-on à étaler l’habitat ou choisit-on de densifier ? Développe-t-on la route ou le rail ? Posons-nous enfin les bonnes questions. Quelles sont les énergies à notre disposition ? Leurs coûts respectifs, leur dangerosité, leurs émissions de CO2 ? Que permettent-elles de laisser aux générations futures ?

Malgré Fukushima, malgré la décision allemande d’abandonner le nucléaire, pourquoi le d­ébat a-t-il autant de mal à émerger chez nous ?

-TS: Les pro-nucléaires ont réussi leur communication, à l’image de celle d’Areva. Depuis qu’a émergé la question du réchauffement climatique, leur message consiste en un syllogisme absurde, mais efficace auprès de l’opinion publique : « Le nucléaire n’émet pas de CO2, or le CO2 est épouvantable pour la planète… donc le nucléaire est bon ! » Mais le blocage majeur est culturel. Le nucléaire est emblématique de la tradition ultra centralisatrice de l’Etat français et de sa prédilection pour les grands travaux. Une tradition où les décisions se prennent au sein d’un cénacle, en dehors de tout débat démocratique, car « on sait ce qu’il faut pour les citoyens ». Et, effectivement, les Français ne sont pas mauvais pour les grands travaux. Quand il faut construire des autoroutes, l’Airbus A380, le TGV ou cinquante-huit réacteurs nucléaires, on sait faire. Ajoutez-y l’argument massue du maintien de la grandeur de la France et le poids de l’organisation fermée des grands ingénieurs de l’Etat, le corps des Mines, et le tour est joué. Ces derniers ont imposé le nucléaire en veillant à interdire à toute autre filière d’émerger ! Aujourd’hui encore, nous restons prisonniers de ce schéma, entretenu collectivement par les techniciens, les politiques et les syndicats, CGT en tête…

“On nous a répété que, grâce au nucléaire, on serait moins dépendants du pétrole.Faux ! Nous en consommons 5 à 10 %
de plus que nos voisins allemands.”

Il y a aussi le rêve de l’indépendance énergétique ?

-TS: On nous fait croire que la France est indépendante pour son énergie à 50 % grâce au nucléaire. On en est loin, car nous importons la totalité du minerai brut d’uranium du Kazakhstan, du Canada et du Niger et que ces ressources sont limitées. Pour alimenter les centrales, l’uranium est enrichi dans des usines situées sur le sol français, ce qui permet de comptabiliser cet uranium comme une ressource nationale ! Si l’on suivait le même raisonnement pour le pétrole, les carburants traités dans nos raffineries passeraient aussi pour une ressource nationale ! On nous a aussi répété que, grâce au nucléaire, on serait moins dépendants du pétrole. Faux! Nous en consommons 5 à 10 % de plus que nos voisins allemands. Sur ces points, nos politiques falsifient la réalité.

Comment expliquez-vous qu’on agite encore le spectre du retour à la bougie ?

-TS: L’inculture de nos élus sur l’énergie est accablante. Quand il y a un débat sur l’énergie à l’Assemblée, à peine une dizaine de députés sur 577 maîtrisent la question. Ils représentent bien les Français en la matière ! Mais c’est scandaleux de la part de dirigeants qui doivent prendre des décisions fortes ! Nous avons besoin de ces décisions, pas seulement pour quitter le nucléaire, mais pour abandonner ce système ultra centralisé d’un autre temps. Pour transférer l’énergie au niveau local et créer des mécanismes de gestion coopératifs et non hiérarchiques.

“Nous baignons dans une douce torpeur de l’ébriété énergétique. Chaque panneau vidéo de pub consomme autant que deux familles.”

Vous dites que les citoyens doivent se réapproprier l’énergie…

-TS: On a besoin d’une culture de la citoyenneté énergétique ! Personne ne sait plus ce qu’il y a derrière la prise de courant. On appuie sur un bouton et, hop, il y a de l’électricité, c’est magique ! Quant à leur facture annuelle, la plupart de nos concitoyens n’en connaissent pas le montant. On s’en est remis à EDF, chargée de travailler au bien commun, à l’électricité pour tous à bas coût. Les agents EDF, ce sont un peu les pompiers : ils se déplacent dans les campagnes, viennent relever notre compteur ou réparer les lignes après une tempête. La confusion entre cette image positive de service public et le programme nucléaire est savamment entretenue. Comment, après cela, contester une politique électrique ultra productiviste ?

C’est-à-dire ?

-TS: Notre modèle énergétique est fondé sur une production censée augmenter indéfiniment pour satisfaire une consommation en croissance permanente. On a construit cinquante-huit réacteurs en s’assurant que la consommation serait au rendez-vous, quitte à la stimuler par les moyens les plus absurdes, comme la promotion du chauffage électrique dans des logements mal isolés, ce qui fait de nous une exception en Europe ! Je garde mes factures d’électricité des années 1998-2000, où est est mentionné « Demain, tout le monde aura la climatisation, pourquoi pas vous ? ». Aujourd’hui encore, nous baignons dans cette douce torpeur de l’ébriété énergétique. Regardez le déferlement des panneaux vidéo de pub ! Chacun d’eux consomme 6 000 kilo­wattheures par an, soit la consommation électrique de deux familles.

“Il y a un gigantesque gisement, fait des innombrables possibilités d’économiser l’énergie dans nos maisons, nos voitures, nos ordinateurs, et aussi dans l’urbanisme, notre mode d’alimentation…”

Vous insistez sur les économies d’énergie, ce « gisement » qui constitue le cœur du scénario négaWatt…

-TS:On parle toujours de l’énergie en termes de production, dès l’école ou l’on apprend le barrage, la mine de charbon… Et l’étage de la consommation et des besoins est ignoré. Il y a pourtant un gigantesque gisement, fait des innombrables possibilités d’économiser l’énergie dans nos maisons, nos voitures, nos ordinateurs, mais aussi dans l’urbanisme, notre mode d’alimentation ou encore nos besoins de mobilité. Pour « extraire » ces « négawatts », deux approches : l’investissement dans l’efficacité des appareils électriques, qui permet une baisse de la consommation à service rendu égal, mais aussi une politique de sobriété, qui consiste à traquer les gaspillages – et qui a l’avan­tage d’être gratuite ! En combinant les deux, on diminue de 45 % notre consommation d’énergie.

Et les énergies renouvelables ?

-TS:Elles viennent ensuite, pour compléter l’objectif de la transition énergétique. C’est ce que les Allemands sont en passe de réussir. Au cœur de leur politique : les économies d’énergie, via une augmentation du prix de l’électricité et toute une série de réglementations et d’aides en faveur des industriels pour qu’ils améliorent la qualité énergétique de leurs produits. Ils ont aussi investi dans les énergies renouvelables, mais elles ne représentent encore qu’une faible part de leur production d’électricité. En revanche, ils ont peu développé la réflexion sur la « sobriété ».

“Avec la sobriété, on se heurte à l’obsession
de la croissance et de la consommation.
Comment voulez-vous inaugurer en fanfare
l’isolation d’un bâtiment ?”

Pourquoi ?

Avec la sobriété, on se heurte à l’obsession de la croissance et de la consommation développée depuis quarante ans. Comment voulez-vous inaugurer en fanfare l’isolation d’un bâtiment ? On est dans l’invisible et dans une image de restriction… En fait, le vrai défi de la transition énergétique n’est pas tant technique – car nous avons déjà la plupart des outils – que culturel : on a besoin de brassage des idées. Il nous faut mobiliser tous les acteurs : élus, entrepreneurs, citoyens. La bonne nouvelle, c’est qu’on rencontre partout une volonté de changement : dans les entreprises, les associations, les administrations… Il faudrait arriver à concilier la planification et la régulation « par en haut », et la décentralisation et l’innovation « par en bas ». Mais, pour cela, le pouvoir central devrait comprendre que les collectivités locales, proches des citoyens et ancrées dans les territoires, sont les mieux à même d’identifier les gisements de sobriété, d’efficacité et d’énergies renouvelables.

Propos recueillis par Weronika Zarachowicz pour Télérama le 3 février 2012

Source: Et suite de l’enquête de Télérama:
Révolution énergétique, des Bretons à la pointe
http://www.telerama.fr/monde/revolution-energetique-des-bretons-a-la-pointe,77602.php

Révolution énergétique : l’or vert du Bade-Wurtemberg
“Là où le centralisme français fait figure de forteresse, le système allemand permet aux citoyens électeurs de faire entendre leurs idées.” Claire Demesmay

http://www.telerama.fr/monde/revolution-energetique-l-or-vert-du-bade-wurtemberg,77603.php

* C’est quoi, des « négawatts » ?
Inventé par l’Américain Amory Lovins, l’un des meilleurs spécialistes des énergies de pointe, ce mot désigne le fait d’économiser des mégawatts d’énergie par un changement de comportement ou de technologie, pour les transformer en « négawatts ». Un gigantesque gisement de non-consommation.

Réussir la transition énergétique, de Thierry Salomon, coauteur du Manifeste négaWatt, éd. Actes Sud, coll. Domaine du possible, 376 pages, 20 €.

http://www.telerama.fr/idees/sortir-de-l-egoisme-pour-sauver-la-planete,68939.php

Domoclick.com

La revue Nature du 26 janvier 2012:
Bataille et l’énergie

Droit de réponse à Télérama sur ce sujet:
Droit de réponse : Quand la presse offre des tribunes à Négawatt sans permettre l’exercice de l’esprit critique.