« Marchands de doute » ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique. « Des chercheurs touchent beaucoup d’argent pour attaquer la science » sous ce titre accusateur, l’historienne des sciences de la Terre Américaine, Naomi Oreskes , s’est confiée au quotidien Le Monde dans son édition du 29.03.2012. Professeure à l’université de Californie à San Diego (Etats-Unis), Naomi Oreskes est coauteur, avec Erik Conway, d’un ouvrage de référence sur les racines du climatoscepticisme, qui paraît en français – Les Marchands de doute*. De passage à Paris, où elle donne une série de conférences, Noami Oreskes s’entretient avec Stéphane Foucart pour Le Monde.
Existe-t-il un vrai débat scientifique sur la réalité du changement climatique ?
Noami Oreskes: Non. Il n’y a pas de débat scientifique sur le fait que le réchauffement a bien lieu et qu’il est principalement le fait des gaz à effet de serre anthropiques et de la déforestation. D’ailleurs, les bouleversements actuels sont en accord avec ce qui a été prévu de longue date par les spécialistes. Avoir un débat scientifique sur telle ou telle question obéit à des règles précises : il se tient entre experts du domaine qui publient leurs résultats dans des publications soumises à la revue par les pairs, c’est-à-dire à l’expertise du reste de leur communauté. Rien de cela ne caractérise ceux qui s’opposent à la science climatique.
Aux Etats-Unis, qui sont les »experts » qui contestent la science climatique ?
La plupart de ceux qui mettent en cause la science climatique, ou qui assurent qu’il y a un débat sur ses principaux constats, ont auparavant contesté la réalité des pluies acides, du trou dans la couche d’ozone, ou encore de la nocivité du tabac… C’est le premier indice qu’il ne s’agit pas réellement de science, car vous ne trouverez jamais un vrai chercheur naviguant entre des sujets aussi variés et exigeant des compétences aussi différentes. Le fait que ces scientifiques aient défendu l’industrie du tabac jusque dans les années 1990 – alors que les dégâts de la cigarette étaient déjà massifs – est le plus frappant. Nous avons découvert que plusieurs d’entre eux avaient été rémunérés par l’industrie du tabac via des organisations écranscomme le TASSC – The Advancement of Sound Science Coalition (« Coalition pour la promotion d’une science solide »).En réalité, cette organisation, qui pourtant se revendique de la science, a été créée par le groupe Philip Morris pour attaquer l’Environmental Protection Agency (EPA), et ce afin d’éviter qu’une législation contre le tabagisme passif ne soit adoptée.
Quelles sont leurs motivations ?
C’est une grande interrogation : pourquoi des scientifiques parfois connus ont-ils engagé leur réputation pour défendre l’industrie du tabac qui tue les gens ? On aurait pu imaginer que leur seul moteur était l’argent. Mais c’est largement insuffisant. Nous montrons qu’au moins pour les scientifiques au cœur de ce feuilleton, les motivations étaient plus politiques et idéologiques que financières. Ils étaient des tenants de ce qu’on peut appeler le « fondamentalisme du libre marché », fondé sur le refus de toute réglementation. Beaucoup étaient animés par la peur que les réglementations environnementales contre les pluies acides, le trou d’ozone ou le tabac n’ouvrent la voie à un Etat de plus en plus intrusif et oppressif. Il n’en reste pas moins que certains chercheurs, en activité aujourd’hui, touchent beaucoup d’argent pour attaquer la science.
Lorsque vous avez publié votre livre, imaginiez-vous que le déni de la science climatique serait une thèse défendue aujourd’hui, aux Etats-Unis, par les républicains ?
Non, pas dans nos pires cauchemars ! Après l’ouragan Katrina en 2005, nous pensions vraiment que les gens réaliseraient que le changement climatique est une réalité. Nous pensions que notre livre serait surtout intéressant d’un point de vue historique… Les années qui ont suivi ont montré qu’il était ancré pour longtemps dans l’actualité.
En Europe, on voit apparaître dans le débat public les arguments contre les sciences de l’environnement forgés des années auparavant aux Etats-Unis. Comment expliquer ce succès ?
Notre travail a consisté à analyser l’offre, pas la demande ! Mais il y a plusieurs pistes pour répondre. Cette campagne a été à la fois systématique et très bien financée, elle a eu recours à des cabinets de relations publiques qui ont travaillé à bien « enrober » les messages à faire passer, afin de les rendre les plus efficaces possibles, etc.D’un côté, les scientifiques décryptent un dossier compliqué – le climat – et anticipent la survenue d’événements extrêmes (cyclones, sécheresses…) ; de l’autre, certains disent qu’il ne faut pas s’inquiéter, car le capitalisme et les lois du marché s’occuperont de tout… Quel est le message que vous préférez entendre ?
En France, les climatosceptiques se recrutent à droite comme à gauche…
L’histoire du climato-scepticisme est avant tout une histoire américaine qui prend sa source dans l’angoisse face au communisme… C’est le produit, à l’origine, d’un petit groupe de scientifiques qui ont fait leur carrière pendant la guerre froide et qui, après l’effondrement de l’URSS, ont vu dans les préoccupations environnementales un avatar du socialisme. Cette histoire résonne avec la culture américaine, qui repose sur l’individualisme et la tendance à considérer que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins. En Europe, socialisme et environnementalisme ont une connotation différente. Mais je vois cette campagne contre la science climatique comme une sorte de maladie qui s’est propagée. Et il y a toujours des raisons différentes de tomber malade !
* Editions Le Pommier, 524 pp., 29 euros:
http://www.editions-lepommier.fr
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