« À NOUS DEUX PARIS ! » c’est le titre choisie par Sylvie Santini qui a interviewé pour Paris Match le plus célèbre des architectes américains, Franck O. GEHRY, à qui Bernard Arnault a confié la construction de la Fondation Vuitton dans le Bois de Boulogne. Réunion de chantier au sommet. Frank O. Gehry et son équipe viennent de présenter à Bernard Arnault une nouvelle maquette convoyée la veille de Los Angeles. L’ossature en béton du « nuage de verre » imaginé pour le futur temple du mécénat artistique de LVMH est déjà sortie de terre. L’écrin de verdure dans lequel il s’inscrira commence à se dessiner. Pianotant avec dextérité sur tablette numérique et smartphones, l’octogénaire aux airs de bon génie de l’architecture se montre disert, malicieux et toujours aussi peu disposé à raccrocher les crayons ou l’écran tactile. Interview et lien sur la page source Paris-Match.

Mardi 7 juin, avec Bernard Arnault, sur le site du chantier, proche du Jardin d’Acclimatation. A terme, le bâtiment mesurera 150 mètres de longueur, 40 de largeur et 46 de hauteur. L’ensemble sera recouvert de 13 500 mètres carrés de verrière, comme le montre une des maquettes (Photo par Hubert Fanthomme) . Paru dans Match, édition du 16 Juin 2011

Paris Match. Il y a dix ans, vous déclariez dans Paris Match : “Je suis trop cher pour les Français…” Vos tarifs ont-ils baissé, ou avez-vous trouvé en Bernard Arnault le mécène qui peut se les permettre ?

Frank Gehry. Mais ce sont les gens qui pensent que je suis cher ! Moi, je me suis toujours appliqué à travailler dans les contraintes budgétaires. A Bilbao, j’ai dépensé 3 % de moins que le budget imparti, et, en 2010, le Guggenheim a rapporté à la ville 10 millions de recettes annexes. Il en est ainsi tous les ans depuis 1997 ! Le coût de la construction est remboursé. A Los Angeles, mon Concert Hall a augmenté de 18 % l’activité du centre-ville… Et il est considéré comme la meilleure salle au monde pour la musique classique. C’est mon ami Pierre Boulez qui le dit.

Pierre Boulez est votre ami, votre confrère Jean Nouvel aussi, vous avez vécu en France dans les années 60… C’était important pour vous de construire ici ?

Je tiens d’abord à apporter une précision : j’adore Pierre Boulez, mais il est un peu plus âgé que moi ! [Rires.] Oui j’ai vécu ici ; j’ai travaillé à Paris, dans l’atelier de l’architecte Robert Auzelle, sur le plan-masse de Vélizy-Villacoublay. Pour le général de Gaulle, figurez-vous ! J’ai aussi été dans l’agence Candilis, Josic et Woods. C’est à cette époque que j’ai commencé à m’intéresser à l’art roman. J’allais à Vézelay, à Autun, au Thoronet, dans le sud de la France… J’y retourne régulièrement.

Auriez-vous aimé vous installer à Paris ?

Bien sûr. Seulement j’étais marié, j’avais deux enfants, pas un sou vaillant, et il était impossible d’obtenir un permis de travail.

Et maintenant ? Comment se passe la collaboration avec Bernard Arnault ?

La première fois que Bernard m’a parlé de son projet et qu’il m’a amené ici, au Jardin d’Acclimatation, j’en ai eu les larmes aux yeux. J’étais en pleine relecture de Proust, pour la deuxième fois je crois, et j’ai tout de suite imaginé “Marcel” ici, avec ses amies… C’est un grand honneur de travailler avec Jean-Paul [Claverie, directeur du mécénat de LVMH] et Bernard. Bonne entente, “a lot of fun”. De toute façon, je ne peux agir que pour des gens que j’aime bien. A partir de là, je sais écouter… On discute, on comprend pourquoi on n’est pas d’accord, et on trouve toujours une solution. Lors de cette dernière réunion sur le site, par exemple, Bernard Arnault m’a remercié d’avoir répondu exactement à ses attentes. Un architecte qui n’en ferait qu’à sa tête finirait par concevoir quelque chose d’égocentrique.

Vous avez apporté une nouvelle maquette. Y a-t-il beaucoup de modifications depuis le projet initial ?

Très peu. Les dernières en date concernent l’environnement paysager et le café de la fondation. Pour celui-ci, je vais tout dessiner : les tables, les chaises… et pourquoi pas le papier toilette !

C’est votre habitude de concevoir la totalité du mobilier et de l’aménagement intérieur ?

C’était ce que faisaient les architectes dans ma jeunesse. Ils dessinaient tout. Moi, j’aime bien imaginer de beaux espaces et me laisser surprendre par ce qu’y introduisent les clients. Par exemple ici, je gage que, parmi les œuvres que vont exposer Bernard Arnault et Suzanne Pagé [la directrice artistique], il y en aura que j’aime et d’autres pas…

On vous sait inspiré par l’art, vous avez beaucoup d’amis artistes. Y a-t-il l’un d’entre eux, ou bien une discipline, dont vous vous sentez plus proche ?

Tout est lié. Tous les arts sont soumis au processus créatif. Je vis dans la littérature, je lis et relis Proust, Melville mais aussi Lewis Carroll – “Alice au pays des merveilles” est un de mes livres de chevet… – et j’ai toujours vécu dans le monde de l’art. Bob Rauschenberg, Jasper Johns, Frank Stella et James Rosenquist sont mes amis, comme Jeff Koons, Anish Kapoor ou Sophie Calle. En sculpture, j’aime Giacometti par-­dessus tout, parce qu’il a compris le bronze mieux que quiconque. Willem De Kooning, par exemple, ne pourrait pas le faire aussi bien. Quoique… Comment s’appelle ce bronze de lui que j’adore ? [Il cherche, fait mine de désespérer d’une mémoire défaillante… et trouve.] “The Clam Digger” !

A 82 ans, vous continuez à vous impliquer personnellement dans chaque projet et la vie a l’air de vous amuser beaucoup. L’architecture est-elle votre secret de jouvence ? Après tout, votre collègue brésilien Oscar Niemeyer a bien 103 ans !

Non, le secret, c’est d’être tout le temps avec “those kids”. [Il montre les “gosses” de 40 ans qui l’accompagnent, deux de ses associés…] Et puis, c’est la curiosité. J’ai toujours été curieux. Mon côté juif, je présume, même si je ne suis absolument pas religieux. Petit, mon grand-père m’incitait tout le temps à ­demander le pourquoi des choses…

Frank Gehry, pourquoi construisez-vous des bâtiments qui ressemblent à des délires psychédéliques et font de vous un maître du “déconstructivisme” ?

Je ne suis pas déconstructiviste ! Je l’ai dit et redit. Ce que je fais y ressemble, mais ça ne l’est pas. D’ailleurs, j’en ai parlé un jour avec Jacques Derrida [théoricien de la “déconstruction”], il a été catégorique : “Non, vous n’êtes pas déconstructiviste.” Moi, je viens d’une histoire, celle de l’après-guerre, où le modernisme à la manière de Gropius ou du Corbusier s’est banalisé. On avait besoin d’images plus conviviales. Au lieu d’aller de l’avant, les architectes se sont tournés vers le passé, vers le XIXe siècle. Et ils ont fait le postmodernisme. C’est l’école Philip Johnson. Je ne voulais pas m’inscrire dans ce mouvement. J’ai cherché la manière d’exprimer l’humain en regardant les sculptures de l’Inde ou de la Grèce antique. On y voit toujours des figures qui dansent, en mouvement, quelque chose se passe…

Comment faites-vous, avec des formes aussi tourmentées, pour intégrer l’environnement et respecter les normes “HQE”, si présentes en France ?

C’est une préoccupation de longue date, pour tout le monde. J’ai conçu ma propre maison à Santa Monica [en 1978] comme un tipi, avec panneaux solaires sur le toit. Personne ne peut se désintéresser de l’environnement, car le monde va mal. Mais il faut le faire intelligemment. Pour certains, c’est devenu une sorte de “mantra”, une injonction supérieure… Cela leur donne un pouvoir, sans doute. Je me souviens d’être allé un jour à une conférence sur ce thème, tous les participants étaient venus en avion… Au moins cent jets privés sur le tarmac ! En tout cas, les questions d’énergie ne doivent jamais représenter un empêchement pour le projet. Il faut les traiter dans le cadre d’un processus de création. Et attention aux bâtiments tellement “durables” qu’ils vous tuent à force de banalité !

Réalisez-vous des maisons pour des particuliers ?

Je m’y refuse absolument. Je suis socialiste ! Je suis mal à l’aise, en fait, avec l’idée de concevoir des maisons pour les riches. J’ai eu quelques mauvaises expériences. Et puis j’ai déjà à peine le temps d’en faire une pour moi !

Source et SUITE de l’interview:
http://www.parismatch.com/Culture-Match/Art/Actu/Franck-O.-Gehry-a-nous-deux-Paris!-304493/

Sélection des réalisations les plus révélatrices de Frank Gehry sur le site anglais e-architect:
http://www.e-architect.co.uk/architects/frank_gehry.htm

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