Ce n’est pas tous les jours qu’une capitale africaine accueille chefs d’Etat ou de gouvernements, patrons de multinationales et journalistes. Et pas pour parler de la dette du tiers monde, ou du sous-développement, mais pour débattre des technologies de l’information, ce formidable levier de croissance capable de les propulser directement dans le XXI ème siècle, sans passer par la case révolution industrielle. L’enjeu est énorme, et le président Ben Ali sait qu’il n’a pas le droit de rater ce rendez vous. Reportage à Tunis de T. Dussard, envoyé spécial du quotidien Le Télégramme

Deux dossiers chauds se trouvaient sur la table, au sommet de Tunis sur la société de l’information, ce que l’on appelle aussi la civilisation numérique. Le premier, sur le bon fonctionnement du Web, s’est résolu par un accord conclu juste avant l’ouverture du sommet. Le second, qui portait sur le fossé technologique entre les nations, n’est évidemment pas près d’être comblé, même si les 25 000 participants ont pu avoir le sentiment de progresser. 27 milliards de messages sont échangés par jour sur le net, que cela soit des mails envoyés ou des adresses consultés, et cette masse de communications suscite appétit et convoitises. Car le système s’est développé en toute liberté, sans gendarme mondial. Il n’existe en effet qu’un organisme d’enregistrement des noms de domaine installé aux Etats-Unis, l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers). Une quarantaine de personnes y travaillent au soleil de la Californie, « de ma fenêtre, j’ai la vue sur un Mc Do et une station d’essence », confie John Crain, l’Anglais qui supervise toute la technique. Une dizaine d’autres sont installées à Bruxelles.
Le patron de l’Icann, Paul Twoney, 44 ans, est australien. Chemise blanche, cravate rouge, et cheveux courts, il a l’air d’un businessman tranquille, mais beaucoup de gens voulaient lui piquer son job cette semaine. L’Union internationale des communications (UIT), tout d’abord, qui gère les téléphones du monde entier, fixes ou mobiles. Un organisme satellite de l’ONU, avec 800 personnes et un budget de 227 M de dollars, qui aurait bien aimé installer ses guérites sur les autoroutes de l’information. « C’est sûr, nos 15 M de dollars ne pèsent pas lourd à côté, mais nous avons pour nous l’efficacité », rigole Paul Twoney. Et malgré un lobbying intense, le japonais Utsumi, président de l’UIT, n’a pas réussi à dompter le dragon de l’internet.

Un programme annuel de formation de 15 M$, pour initier à l’informatique, et connecter les villages isolés,

Dans sa bataille pour l’indépendance de l’internet, l’Icann a aussi un second adversaire, une coalition hétéroclite de gouvernements, avec la Chine, l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Syrie, le Venezuela, le Brésil, et Cuba. Que des « amis » des Etats-Unis, à qui ils reprochent de garder la main mise sur le net, alors que l’essentiel des communications en ligne se font maintenant en dehors du territoire américain. Vu le faible degré de démocratie que l’on trouve dans ces pays, l’Union européenne est venue ajouter sa voix à celle des USA pour maintenir le statu quo. « Nous voulons éviter toute politisation de l’internet, et nous n’assurons que la coordination technique, affirme Paul Twoney, sans contrôler les contenus ». Après avoir donc décidé de ne rien changer à la gouvernance de l’Internet, il restait donc à tenter de réduire la fracture numérique entre Nord et Sud : 76% des Français ont un téléphone mobile, contre 32% des Tunisiens, et seulement 20% des Algériens. L’écart est encore plus grand pour l’internet, alors que celui-ci représente un moyen d’éducation formidable. Un marché gigantesque aussi, de 800 millions d’analphabètes, et les entreprises ont compris tout l’intérêt qu’elles pouvaient y trouver. « Nous avons un programme annuel de formation de 15 M de dollars, pour initier à l’informatique, et connecter les villages isolés, souligne Yvon Le Roux, vice-président pour l’Europe et les marchés émergents de Cisco, géant mondial des réseaux. Le gouvernement français apporte pour sa part 2 M d’euros par an à l’Appui au désenclavement numérique (Aden). Quant à la Tunisie, elle a lancé un programme d’achat à crédit d’un ordinateur familial pour 435 euros, et ouvert la technopole d’El Ghazala.
Ce sont quelques unes des initiatives prises avant cette grand messe technologique, dont Tunis attend encore plus de retombées. Car les 100 000 étudiants qui sortent chaque année de ses universités, ont besoin d’emplois. Faute de quoi, ils iraient s’expatrier, peut-être en France, et sans doute grossir le mécontentement qui soulève les banlieues. Toute l’Afrique subsaharienne est confrontée au même dilemme, et c’était en arrière-plan l’un des enjeux de ce sommet mondial.

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